
Comment le marché et le capital s’appuient-ils sur la nouvelle économie pour réduire l’espace-temps du week-end au profit d’un travail informel et gratuit ?
Gazi Islam est enseignant-chercheur à Grenoble Ecole de Management. Il étudie en particulier l’expérience du travail individuel, ainsi qu’au sein des organisations. Et focalise sur la manière dont le travail évolue dans les nouvelles organisations. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a conduit à réaliser une recherche portant sur la perméabilité entre le temps théorique consacré au travail et le week-end ?
Cette publication* résulte d’une commande de l’éditeur de la revue M@n@gement. La demande portait sur l’analyse du film des frères Dardenne "Deux jours et une nuit", dont le rôle principal est interprété par Marion Cotillard. L’idée était de mieux comprendre ses implications. En effet, l’essentiel du film se déroule le week-end. J’ai donc utilisé cette idée pour étudier la relation entre le temps de travail et le temps du week-end.
En résumé, Marion Cotillard apprend un vendredi soir qu’elle est menacée de perdre son emploi. Elle a donc jusqu’au lundi matin pour convaincre ses collègues de renoncer à leur prime annuelle, pour le conserver. Ce travail de recherche étudie donc les organisations nouvelles dans lesquelles la relation entre le temps du travail et le temps du week-end évolue. L’article analyse aussi comment le concept de week-end s’est établi. Il rappelle que le week-end n’est pas une chose « naturelle », mais qu’il est le résultat de l’histoire des luttes et le produit de conflits.
Pouvez-vous détailler l’analyse du film Deux jours et une nuit, en lien avec votre sujet de recherche ?
Ce film prend pour espace le week-end. Ce parti pris démontre que le week-end a déjà changé de statut dans nos sociétés. Ainsi, en lien direct avec cette temporalité du week-end, chaque collègue adopte une attitude différente, en réponse à la demande du protagoniste (renoncer à sa prime pour qu’elle puisse conserver son poste). Pour certains, le week-end est le temps du shopping, du bricolage… Et non pas le moment de trouver des solutions au risque de licenciement d’une collègue…
Pour d’autres, le week-end est devenu l’espace où l’on retisse des liens défaits durant la semaine dans les organisations. Ainsi, le travail dépendrait donc d’un tissu élaboré « hors travail » permettant de retisser le lien social.
Pouvez-vous développer ?
Retisser le lien social le week-end passe par des visites et des rendez-vous informels, des rencontres virtuelles, et plus généralement, via les réseaux sociaux, les blogs… Le tout constitue un ensemble d'activités, dites de loisirs, qui sont finalement orientées vers le travail. D'où une « colonisation » de l'espace de loisirs, qui n'est pas tout à fait du travail, mais qui crée les conditions sociales et psychologiques qui permettent au travail de se faire. Cet espace constitue donc un « ventilateur » des tensions présentes durant la semaine
Comment décryptez-vous ce phénomène ?
L’ubérisation de certains pans de l’activité économiques, via les réseaux sociaux notamment, constitue un pont d’accès qui permet d’entrer dans la vie personnelle des gens et de les connaître. C’est ainsi que, partout dans le monde, Airbnb, Uber, Amazon… touchent à notre vie privée. Lorsque l’on prend un taxi Uber et que l’on voit les jouets des enfants du chauffeur sur le siège, on ne sait plus si l’on est sur un terrain personnel ou professionnel…
Chacun doit ajuster son comportement, et choisir d’établir avec son interlocuteur des relations personnelles ou professionnelles… Ainsi, comment s’adresser au chauffeur ? Sur un mode privé ou professionnel ? D’où l’émergence de nouvelles façons de communiquer ensemble, au sein d’une économie qui n’est plus facilement classifiable.
Quelle est votre analyse de l’invasion progressive du travail sur le week-end ?
J’emploie, dans ma publication, des mots tels que « colonisation » du week-end, car je suis en effet assez critique sur l’épanchement du travail sur le temps du week-end. Mais, en même temps que d’être une menace, ce mélange des genres constitue aussi l’opportunité de procéder autrement.
Nous sommes ainsi confrontés à une ambivalence, qui recoupe par exemple le concept d’entreprise libérée ou le monde du digital… dans lesquels cette temporalité – temps de travail/temps de loisirs – est nettement moins clivée, et qui permet d’aborder la relation au travail autrement.
Est-ce pour vous un phénomène révélateur ?
Oui. Le marché et le monde du capital s’appuient sur ces changements d’attitudes. Le week-end ouvre un espace, une fondation pour la possibilité du travail. D’où une remise en question très forte de cet acquis du week-end en tant que temps personnel. Le week-end devient un espace de travail libre et gratuit, en particulier pour les travailleurs précaires.
Ainsi, combien d’entre eux profitent du week-end pour rechercher de nouvelles collaboration sur le Bon Coin par exemple, voire un travail sous contrat ? Cet espace est de plus en plus transverse. Le temps libre s’amenuise au profit du travail et du capital.
*Islam, G. (2016). Weekend as community, consumption and colonization: Struggles over liminal time in Two Days, One Night. M@n@gement, 19(2),146-151.